30/05/2012

“Jan Karski” encore !

« Qui témoigne pour le témoin ? ». Cette libre traduction de la phrase de Paul Celan, placée en exergue du roman Jan Karski[1], pourrait servir d’intitulé à la controverse provoquée par la parution de ce livre consacré à la vie du légendaire résistant polonais. L’ampleur prise par le conflit entre l’auteur du texte, Yannick Haenel, et Claude Lanzmann, réalisateur du film documentaire Shoah de 1985 qui met en scène une interview avec Jan Karski, démontre à quel point la liaison entre le roman et l’Histoire peut s’avérer dangereuse. Dans l’article publié par Marianne fin janvier 2010, Lanzmann accuse Yannick Haenel de falsifier l’Histoire et qualifie son texte de « faux roman ». Ce dernier n’hésitera pas à relever le gant jeté par son collègue, en lui reprochant dans les colonnes du Monde une conception archaïque de la littérature[2]. L’affaire Jan Karski, loin d’être une confrontation anodine de deux visions artistiques, animera la vie littéraire en France de longs mois durant, en renouvelant l’éternelle question sur les limites de la fiction dans l’utilisation des faits et des personnages réels.

Le romancier s’inspire de l’existence d’un témoin majeur de la Shoah qui ayant visité le ghetto de Varsovie, se charge d’informer le gouvernement américain du génocide nazi afin d’inciter les Alliés à intervenir en Pologne. Après l’échec de son entreprise, il relate ses expériences vécues pendant la guerre dans un ouvrage paru en 1944 consacré principalement au fonctionnement de l’État clandestin polonais (Story of a Secret State). Son devoir de témoin une fois accompli, il mène une vie d’universitaire évitant pendant quasiment trente-cinq ans toute intervention publique qui impliquerait son témoignage, en ne se contentant qu’à quelques rares interviews, dont celle faisant partie du film de Claude Lanzmann, seulement à partir de la fin des années soixante-dix. Conformément à l’esprit de son époque, Yannick Haenel tente de rassembler le puzzle manquant de l’histoire en vue de redonner la parole à son protagoniste, d’éclaircir les raisons de son long silence et de présenter un point de vue qui constituerait un contrepoids à l’image de cet illustre résistant exposée dans le documentaire Shoah. Une autre visée accompagne le projet du romancier : à travers le parcours de son personnage, il se propose de redorer le blason de la Pologne, pays souvent considéré comme antisémite, en présentant un Polonais qui, loin d’être indifférent au sort des Juifs, s’engage pour leur sauvetage auprès des Alliés qui s’avèrent, selon la conception de l’auteur, sourds au message de ce témoin.

Pour intituler l’ouvrage, l’auteur se sert du nom de Jan Karski qui figure ainsi à côté du sien et d’un terme générique – roman – sur la couverture du livre. Au premier abord, la juxtaposition de ces trois éléments peut prêter à confusion, puisqu’elle fait naître la question sur le vrai énonciateur du discours. Cet intitulé va par ailleurs à l’encontre des conventions littéraires : placer le nom d’un personnage historique dans le titre est usuellement réservée à la biographie. S’il est manifeste que ce procédé contribue à diminuer l’écart entre le réel et l’imaginaire, entre le document et la fiction, une sorte d’avertissement placé au début du livre précise pour autant explicitement l’application de ces deux genres dans les parties respectives du roman. En effet, Yannick Haenel avise ses lecteurs : « le chapitre 3 est une fiction. […] les scènes, les phrases et les pensées que je prête à Jan Karski relèvent de l’invention. »[3]

Yannick Haenel signe un roman marqué par l’originalité des techniques narratives. Celles-ci consiste à exposer dans les deux premiers chapitres les informations relatives à la vie de Jan Karski connues grâce à son apparition dans Shoah, ainsi qu’à son rapport de 1944 sur le fonctionnement de l’Etat clandestin polonais lors de la Seconde Guerre mondiale. Le roman de Yannick Haenel débute en effet par une description commentée de l’intervention de ce grand spectateur des événements historiques dans le film de Lanzmann. Suit un résumé de Story of a Secret State (connu en France sous le titre Mon témoignage devant le monde. Histoire d’un État secret) présenté dans le deuxième chapitre. Monologue intérieur, la dernière partie rédigée à la première personne constitue une pure fiction se voulant la suite de l’histoire du personnage éponyme. L’auteur justifie son dispositif narratif par un « impératif éthique » qui l’a obligé de retracer toutd’abord deux interventions principales de son personnage pour pouvoir ensuite témoigner en son nom :

“Pour oser accéder au « je » et au secret de son silence [celui de Jan Karski], il fallait d’abord faire entendre ce qu’il avait dit dans Shoah puis montrer la façon dont lui-même avait raconté ses aventures. Sa vie se déploie entre ses trois pôles : ses paroles, son écriture, son silence. D’où les trois parties du livre.”[4]

Il est à remarquer en dernier lieu que « témoigne[r] pour le témoin », se mettre dans la peau d’un personnage réel et se servir librement des faits historiques constitue l’étape suivante de l’appropriation de la réalité par la fiction. Ce nouveau courant peut certes provoquer des objections, notamment lorsque les créateurs se permettent de fictionnaliser la Shoah, partie intangible voire sacrée de l’Histoire de l’humanité. Or la littérature, étant un domaine de l’invention, n’a jamais prétendu de devenir une science exacte. Aucune critique ne saura l’obliger à tisser des récits strictement vrais, ni à renoncer à ses traditions du recours à l’imagination créatrice. La réponse à la question posée au début de cet article – qui a le droit de témoigner pour le témoin ? – dépend donc de l’attente des lecteurs envers un témoignage : doit-il être inconditionnellement conforme à la vérité au point de ressembler à un support didactique ou au contraire s’en inspirer librement de manière à concevoir une histoire littéraire sans d’autres prétentions que plaire à son public ?


[1] Y. Haenel, Jan Karski, Paris, Éditions Gallimard, coll. L’Infini, 2009.

[2] Y. Haenel, « Le recours à la fiction n’est pas seulement un droit, il est nécessaire », Le Monde, 26.01.2010, p. 18.

[3] Y. Haenel, Jan Karski, op.cit. p. 9.

[4] Entretien avec Chloé Brendlé dans : Le Magazine Littéraire,

TEXTE : Paweł Hładki