25/05/2012
Auteurs français sur la Pologne : Yannick Haenel “Cercle” (extrait)
On a pris un tramway. On a traversé la Vistule. Au milieu du pont, j’ai eu un fou rire. Joie absurde de me trouver là, au milieu de rien. J’ai repensé à la phrase célèbre : « En Pologne, c’est-à-dire nulle part. » Voilà, j’étais enfin nulle part. L’année dernière, il y a eu un train que je n’ai pas pris ; puis, il y a quelques mois, j’en ai pris un pour Berlin. Et j’allais, toujours plus à l’est, voyageant vers le rien. J’ai dit ça à Lazlo : « Le voyage vers le rien. » Il a éclaté de rire, il me désignait des passant d’un air exalté : « Tu as vu ? » – puis il portait à la bouche ce petit inhalateur bleu qu’utilisent les asthmatiques
Varsovie surgissait le long du tramway, avec ses immenses avenues métalliques, ses gros bâtiments de l’ère soviétique bardés d’affiches publicitaires, sa vieille tristesse grise et, plaqués sur cette tristesse, les slogans tapageurs des métropoles mondialisées. On est descendus à la station Muzeum Narodowe, juste devant l’ancien siège du Comité central du parti communiste : avant, on l’appelait la « Maison Blanche », m’a dit Lazlo. Il était tout content de retrouver sa ville. Il l’aimait autant qu’il la détestait. Selon lui, Varsovie, mille fois détruite, par les nazis, par les Russes, était maintenant dévastée par le Capital. Quand il prononçait le mot « Capital », il précisait en riant : « Avec un K. – Comme dans Destruktion ? ai-je dit. On a remonté la rue Nowy Swiat. On voulait boire encore une bière. On est entrés dans le premier bistro, c’était Starbucks Coffee. Oui, là on est vraiment nulle part, me disais-je – nulle part et partout : New York, Shanghai, Paris, Berlin – c’est le même décor d’abondance clinquante collé sur le manque. Pour Lazlo, rien n’a changé lorsqu’on est passé du communisme au capitalisme ; la domination a changé de forme, mais est restée la même, a dit Lazlo ; la domination, toujours, ne cherche qu’à se renforcer, a-t-il dit. Le propre de la domination, a dit Lazlo, est de chercher des formes pour accroître la domination, de continuer à dominer, le communisme s’est changé en capitalisme. On a commandé deux autres bières et on a trinqué à la Pologne. On est allés de bistrot en bistrot, car Lazlo voulair me montrer sa ville et fêter notre entrée dans Varsovie. À partir de la rue Swietokrzyska, il y a une suite de cafés refaits à neuf, uniformément laqués noir et or, comme des firmes américaines ; puis de soudaines cours intérieures splendides aux murs écaillés, des balcons aux torsades baroques, qui donnent sur un coin d’ordures. Une avenue – la Marszalkowska -, entièrement composée de boutiques de prêt-à-porter aux vitrines luxueuses, de McDonald’s gigantesques et de bijouteries de la taille de galeries commerciales. Puis, dans la rue à droite, des escalier en éblouis qui ne mène nulle part, des stèles de guingois au milieu de gravats, un petit panneau rouillé qui se perd dans les herbes. Les arbres, les parcs, les trottoirs, tout à l’air pris entre le monde de la misère et celui de l’arrogance.
*** Le fragment cité ci-dessus a été tiré du roman de Yannick Haenel, “Cercle”, Paris, Gallimard, 2007, pp. 419-420