02/02/2019

La recette Houellebecq

Ingrédients : un protagoniste d’âge moyen en proie à la dépression, quelques réflexions de nature sociologique, une poignée de descriptions du corps,  plusieurs passages érotiques, une pincée de cynisme et d’humour. Mélanger librement ces éléments dans les pages d’un roman de préférence d’une trois centaines de pages.

Cette recette appliquée dès ”Extension du domaine de la lutte” (1994) et perfectionnée à travers ”Les Particules élémentaires”a valu d’emblée à Michel Houellebecq un succès commercial planétaire (c’est l’auteur français de loin le plus connu de nos jours), puis la reconnaissance du critique et l’obtention du prix Goncourt pour “La Carte et le territoire” en 2010. Intitulé “Sérotonine”, son septième roman paru en début d’année combine de nouveau les composants typiquement utilisés par ce romancier.

“Sérotonine” est en effet l’histoire de Florent-Claude, un quadragénaire dépressif qui se retrouve dans une impasse sentimentale et professionnelle. Tout comme dans ses romans précédents, Houellebecq se veut un écrivain-sociologue qui ambitionne de brosser le tableau de son époque. Son nouveau texte fétichise de surcroît la thématique corporelle : la représentation de l’apparence est très précise (p. 120) ; le corps est souvent réduit de manière métonymique à un organe capable ou non d’assouvir les besoins libidinaux (p. 133), l’idée du vieillissement comme une sorte de dévaluation sur le plan sexuel est aussi bien présente (Ibid.).  L’auteur-pornographe, Houellebecq a encore une fois recours aux descriptions crues de l’acte sexuel. Comme d’habitude, il ne manque pas d’esprit et son texte nous fait autant rire qu’il nous émeut. Si Houellebecq se sert d’une recette sûre, élaborée à la perfection, “Sérotonine” s’avère être un produit médiocre, inférieur aux attentes des dégustateurs. Car ses ingrédients semblent être de moins bonne qualité, et le maître lui-même paraît avoir un peu perdu de son savoir-faire.

On est par exemple déconcertés par certaines solutions narratologiques. Ainsi, lorsque le personnage principal Florent-Claude décide de quitter sa compagne japonaise, il choisit de résilier son bail, de démissionner de son poste au ministère de l’Agriculture et de disparaître pour plusieurs mois, en espérant que cela inciterait sa copine, incapable de se payer un logement décent, à rentrer au Japon. On se demande pourquoi autant de détours et comment un dépressif à bout de forces a pu entreprendre autant de démarches, alors qu’il est incapable de faire face à sa copine. Une tournure certes romanesque mais plutôt invraisemblable.

On a parfois le sentiment que Houellebecq s’efforce coûte que coûte de dramatiser son intrigue ce qui, contrairement à ses intentions, rend son œuvre quelconque et peu raffinée. J’ai eu cette impression en lisant entre autres le passage racontant la manifestation des agriculteurs normands qui s’achève par le suicide d’Aymeric, un ami proche du protagoniste. J’ai trouvé cet épisode – visant sûrement à mettre en valeur le désespoir des fermiers français désarmés (sic !) face à la mondialisation – mièvre et inutile pour le déroulement de l’action.

“Sérotonine” comporte en outre trop de fragments qui relèvent du hasard. Hormis un caméraman d’une chaîne d’infos grand public, Florent-Claude est le seul témoin oculaire des dernières minutes de la vie de son ami agriculteur, car les CRS ne se rendent par hasardpas compte de sa présence (p. 260). Le personnage principal peut confirmer ses doutes sur les tendances pédophiliques d’un vacancier, car ce dernier a par hasard oublié de fermer sa porte à clé ; il réussit, de plus, à se connecter à l’ordinateur du pédophile car aucun mot de passe n’est par hasard nécessaire (pp. 214-218). Florent-Claude réussit presque à tuer l’enfant de son ex-compagne, car, par hasard, elle habite dans une maison complètement isolée face à un restaurant, abandonné en hiver, dont la baie vitrée donne sur la terrasse du domicile de la femme (pp. 302-304). Ces conditions pour éliminer un être indésirable sont d’autant plus idéales que la babysitteur, au lieu de s’occuper de son protégé, préfère passer son temps au premier étage avec un casque sur ses oreilles.

On est par ailleurs déçus par l’inscription des motifs sociaux dont l’arome intense a auparavant fait de l’œuvre houellebecquienne un plat bien reconnaissable. L’auteur français, dont l’acuité sociologique a laissé croire à de nombreux lecteurs et critiques qu’il est doué d’un sixième sens, qu’il a le don de prophétisme, se contente, cette fois-ci, de répéter des idées exprimées plusieurs fois dans ses romans précédents – déclin de la sexualité en Occident (p. 329), prostitution comme un métier noble indispensable pour le bon fonctionnement de toute société (p. 318),  division des individus en classes selon leur apparence (« aristocratie de la beauté ») et, ce qui en résulte, leur valeur sur le marché corporel (p. 323) – au point qu’on a l’impression de lire des fragments de “Plateforme” ou d’“Extension du domaine de la lutte”. Le problème principal abordé dans “Sérotonine”, la dégringolade de l’agriculture française, s’avère insipide, incapable de toucher le lecteur, de l’inciter à la réflexion.

On est aussi désemparés devant la thématique sexuelle. Parfois juxtaposé à Sade, Houellebecq a acquis sa renommée grâce à des scènes osées, parfois considérées comme pornographiques ou indécentes. Le romancier non seulement se veut toujours aussi provocateur, mais il tente de se dépasser lui-même, de mettre la barre encore plus haut. Puisqu’on est habitués à l’audace de ses descriptions et que l’auteur ne saurait désormais nous choquer facilement, il a recours à des sujets tabous, tels que la zoophilie (p. 54) et la pédophilie (p. 156), ce qui, hélas, laisse un goût amer dont on peine à se départir.

Il serait pourtant injuste de qualifier “Sérotonine” d’un roman entièrement manqué. Le nouveau texte de Houellebecq est une belle réflexion sur la vie de l’Homme occidental qui, malgré la prospérité économique, le progrès d’ordre technique et scientifique, la tendance progressive à l’individualisme, à la dévaluation constante des relations avec autrui, reste un être vulnérable incapable de vivre sans un brin d’affection dans sa vie. “Sérotonine” est effectivement un hymne à l’amour, seul sentiment susceptible de nous sauver. Y renoncer équivaut à se condamner à une mort lente, douloureuse et inévitable.

Reste seulement à espérer que Houellebecq saura se réinventer dans son prochain livre, qu’il redeviendra le cuisinier dont les compétences et les recettes truculentes ont su séduire le palais des critiques les plus pointilleux et des lecteurs du monde entier.

Texte: Pawel Hladki