08/02/2025

"Houris" de Kamel Daoud : enfin un Goncourt digne de ce nom

Houris de Daoud

Après plusieurs années décevantes, enfin un prix Goncourt à la hauteur. Le jury nous offre un véritable cadeau en mettant en lumière un auteur majeur de notre génération, encore trop peu connu du grand public. Avec Houris, Kamel Daoud signe un roman engagé, foisonnant de symboles et de significations cachées, une œuvre qui se lit à plusieurs niveaux.

Certes, les premières pages sont d’un style un peu trop baroque à mon goût, mais très vite, on est happé par l’histoire d’Aube, cette coiffeuse muette d’Oran, enceinte de quelques semaines, qui hésite à avorter une fille qu’elle appelle déjà Houri – ce mot qui, dans l’islam, désigne une beauté céleste. Son monologue intérieur, dense et envoûtant, revient sur le drame qui a scellé son destin : la nuit du 31 décembre 1999, lors du massacre de centaines de villageois par les forces rebelles de la guerre civile algérienne. Aube a survécu à l’égorgement, contrairement à sa sœur Taïmoucha. Devenue muette après que ses cordes vocales ont été tranchées, elle porte en permanence la trace de cette nuit, dissimulée sous un foulard soigneusement noué autour de son cou. Sa mère, Khadidja, refuse d’accepter cette mutilation, cherchant en vain un spécialiste capable de redonner la voix à sa fille. Avant de décider du sort de l’enfant qu’elle porte, Aube entreprend un voyage sur les lieux du massacre, se mettant plusieurs fois en danger, comme si la confrontation avec son passé était le seul moyen de reprendre le contrôle sur son avenir.

Le roman est traversé de symboles puissants. À commencer par le prénom de l’héroïne, Aube, qui évoque à la fois une renaissance et une douleur persistante. Son mutisme, imposé par la violence de son passé, fait écho à l’amnésie collective qui entoure la guerre civile algérienne : dans une société où l’on préfère oublier, où les traces du drame doivent être effacées, elle porte en elle une vérité qu’elle ne peut pas exprimer. À l’inverse, l’imam d’Oran impose sa voix haineuse, misogyne et inquisitrice à tout le quartier à travers des haut-parleurs, rendant son discours impossible à ignorer, même pour ceux qui refusent d’y prêter attention.

Le choix d’Aube de ne pas donner naissance à sa fille dépasse la seule question de l’avortement. Ce n’est pas une décision égoïste, mais un refus de condamner une enfant à grandir dans un monde où les femmes occupent un rang inférieur, où la mémoire est un fardeau qu’il faut taire, où la vérité est un luxe interdit. Le choix de la langue est lui aussi significatif : Daoud écrit en français, comme si l’arabe, trop imprégné des interdits et des silences imposés par la société algérienne, ne pouvait pas accueillir les confessions d’Aube.

Son métier de coiffeuse est une autre forme de résistance : dans un pays où la beauté féminine est perçue comme une menace, un germe du péché masculin, elle tient un salon de beauté, un espace où les femmes viennent revendiquer une liberté que la société leur refuse. Et ce n’est pas un hasard si ce salon se trouve en face de la mosquée d’un imam rigoriste, comme une provocation muette mais éclatante.

Enfin, le personnage d’Aïssa, fils d’un libraire contraint d’abandonner son métier parce que les livres sont devenus suspects, incarne une autre forme de lutte contre l’oubli. Lui aussi a souffert pendant la guerre civile et refuse d’enterrer le passé. Il y a, dans son histoire comme dans celle d’Aube, une obsession pour les chiffres – ceux des massacres, des victimes, des années qui passent sans qu’on ne les compte vraiment.

Avec Houris, Kamel Daoud nous livre un roman nécessaire, à la fois intime et politique, où chaque détail porte une charge symbolique forte. Un texte d’une puissance rare, qui rappelle que le silence est parfois plus assourdissant que tous les cris du monde.