09/06/2020
Pourquoi Olga Tokarczuk n’est pas mon auteure préférée ?
Le présent article sur l’œuvre de la lauréate du prix Nobel 2018 risque de vous déconcerter. Tout d’abord, je n’appliquerai pas la règle d’or tacitement prescrite à tout Polonais qui ose se prononcer dans une langue étrangère sur la littérature polonaise : « tu en écriras des louanges ou tu n’en écriras point ». Peu élogieux, mon texte semblera par ailleurs soutenir l’opinion des partisans du parti au pouvoir incapables d’accepter la vision de l’écrivaine, trop progressiste et pas suffisamment patriote à leur goût. Certains se demanderont, peut-être, qui est ce pauvre type, inculte et prétentieux, s’avisant de questionner d’un ton péremptoire la décision de l’Académie suédoise ? Je m’empresse tout de suite de rassurer mes chers lecteurs : je ne saurais capable de trouver les mots justes pour décrire à quel point la remise de ce prix prestigieux à une romancière polonaise m’a fait plaisir ! Mon objectif n’est pas de dénigrer la production littéraire écrite sur les bords de la Vistule et encore moins de soutenir l’abominable parti politique, mais simplement d’exprimer mon point de vue personnel et tout à fait contestable.
Tokarczuk n’est certainement pas une écrivaine sans intérêt. Ses phrases, minutieusement élaborées, mélodieuses et envoûtantes, témoignent d’une grande sensibilité linguistique dont seuls de rares prosateurs contemporains peuvent se targuer. C’est ce don exceptionnel qui nous hypnotise et nous pousse à tourner les pages des livres de Tokarczuk, même si leur thématique ne fait a priori pas partie de nos sujets de prédilection. Quelques mots lui suffisent pour esquisser la diégèse : son écriture nous emmène immédiatement dans un monde de paysages, d’odeurs et de sons, paradoxalement inconnus et familiers à la fois. Car Tokarczuk est une magicienne des mots !
Cette magie émane aussi de ses récits originaux, susceptibles de bouleverser profondément votre représentation du monde. Il ne s’agit guère d’une autre auteure désireuse de refléter la réalité. Il ne s’agit guère de romans se voulant un « miroir qui se promène sur une grande route ». Tokarczuk rend l’imperceptible visible, l’inaudible audible, l’invraisemblable plausible. Elle n’hésite pas à « condui[re] [sa] charrue à travers les os des morts » pour revisiter des histoires, des siècles et des univers apparemment bien connus, mais, en vérité, déformés et souvent mal compris (Les Livres de Jakob). Parce qu’« il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que n'en rêve [n]otre philosophie », Tokarczuk a le courage de mettre en doute l’indubitable, de voir le monde à travers le prisme de la métaphysique ou de la nature.
À l’instar des plus grands écrivains, elle ne se contente pas de raconter simplement des histoires. Ses romans aspirent à exprimer des messages universels censés susciter la réflexion sur le sens de l’existence (Dieu, le temps, les hommes et les anges), à populariser des mythes oubliés (Anna dans les tombeaux du monde) ou certains faits ignorés (fraction des orthodoxes vieux-croyants dans Les Pérégrins) ou encore à insister sur l’importance d’une partie intégrante de la vie humaine, pourtant sous-estimée dans la société d’aujourd’hui : le rêve (Maison de jour, maison de nuit). L’œuvre de Tokarczuk surprend par la richesse des détails historiques, scientifiques et culturels – rarement présents à ce point dans la production romanesque – qui témoignent de la méticulosité, de l’ambition créatrice et d’une grande intelligence de l’auteure.
Virtuose du fond et de la forme, Olga Tokarczuk ne fait pourtant pas partie de mes prosateurs préférés. Ses phrases berceuses, ses histoires pleines de rebondissements inattendus, son imagination démiurgique exceptionnelle ne sauraient, hélas, assouvir mes goûts littéraires, même si j’aimerais tant compter parmi ses lecteurs les plus assidus. Occidentalisé, je peine à digérer l’abondance d’éléments métaphysiques caractéristiques de sa prose. Incapable d’abandonner le carcan du rationalisme, je parcours les pages de ses récits sans arriver à m’accrocher à l’histoire, à me laisser séduire par son univers romanesque, si novateur soit-il. Je m’ennuie à lire les passages oniriques qui ne m’intéressent guère, qui amènent peu à ma vie de lecteur, qui m’agacent. Je ne parviens pas à apprécier son originalité sans doute trop prononcée pour me plaire. La convention du conte de fées auquel l'auteure recourt, çà et là, ne me convient pas non plus. Je lève les yeux au ciel. Je tourne la page et espère que la suivante sera davantage marquée par le réalisme.
Le caractère fragmentaire de la prose de Tokarczuk, propre à plusieurs de ses romans (entre autres Maison de jour, maison de nuit et Les Pérégrins) me fatigue. Je me perds dans la multitude d’histoires souvent indépendantes les unes des autres, jusqu’à avoir l’impression de lire plutôt un recueil de récits librement entrelacés qu’un tout cohérent et bien structuré. Cette solution narratologique s’avère d’autant plus irritante lorsque, sans crier gare, l’auteure décide d’interrompre une trame pour faire place à une nouvelle intrigue quasiment sans aucune relation avec la précédente. Tokarczuk ne donne pas le mode d’emploi de son livre. On ignore le moment où une histoire donnée émergera à nouveau dans le texte, voire si elle connaîtra une suite quelconque. Contrairement à certains romans (La Vie mode d’emploi de Perec ou Marelle de Cortázar), cette composition semble être tout à fait hasardeuse, dénouée d’une logique supérieure qui justifierait le choix de cette technique déroutante et inutile.
Apprécier les personnages de Tokarczuk m’est en outre difficile. La romancière aime à décrire des créatures simples qui agissent selon les codes comportementaux imposés par la morale, les instincts physiques ou les passions, sans être influencés par ces trois types de mécanismes mentaux en même temps. Ils sont soit entièrement bons et honnêtes soit profondément méchants et détestables (distinction particulièrement facile à observer dans Sur les ossements des morts) et par là même désespérément prévisibles et sans intérêt. Il est par conséquent impossible de se départir du sentiment qu’ils ne sont que des figures de papier, ayant peu en commun avec les êtres de chair et d’os.
Si lire les romans de Tokarczuk me paraît être plutôt un devoir qu’un plaisir, c’est parce que ses histoires, si truculentes et singulières, correspondent peu à mes préférences thématiques. Loin de vouloir dépeindre notre époque, l’écrivaine tourne le dos à la réalité, aux enjeux sociopolitiques, aux questions existentielles typiques des individus contemporains et opte pour un monde éloigné, trop étranger et artificiel pour faire vibrer ma corde sensible. Acclamés par la critique et les lecteurs du monde entier, ses textes sont, à mes yeux, inintéressants, saugrenus et par moments naïfs.
Reste à réitérer les faits constatés ci-dessus. Cet article n’est qu’une expression personnelle de goûts littéraires, n’ayant en aucun cas pour but de nier le talent d’Olga Tokarczuk ou de diminuer l’importance de l’obtention du prix Nobel par cette auteure qui constitue indubitablement l’une des figures les plus emblématiques de la littérature polonaise d’aujourd’hui.